Tribunes

Putains de camions, putain de journalisme !

Par Patrice Salini, économiste des transports

Arte, chaîne que j’apprécie, vient de diffuser « Putain de camions », une longue émission d’une heure et demi consacrée à la prédominance des camions (donc du diesel) dans l’acheminement des marchandises en Allemagne et en Europe. On aurait aimé un sujet fouillé et traité sans complaisance, et on a pu assister à un réquisitoire dont le principal défaut est d’être tronqué et parfois presque mensonger.

La raison en est fort simple. En voulant entrer dans les sujets par l’intermédiaire d’images ou de thèmes « attractifs », de constats « chocs », on tombe dans la propagande, et non l’information. Soyons clair, je n’ai aucunement l’intention de défendre le gazole et son usage … mais faire « comme si » les émissions de particules et les encombrements en Europe n’étaient QUE le fait des poids lourds, est une entrée dans le sujet non seulement erronée mais problématique.

Le propos étant ensuite de démontrer que tout concourt à favoriser la route contre le rail, y compris en favorisant la délocalisation de certaines opérations logistiques dans des pays à bas coûts (Pologne en particulier), on boucle gentiment la boucle de la démonstration.

Le drame c’est que chemin faisant, les auteurs du reportage trouvent des témoins ou des analystes étayant exclusivement cette thèse. On y croit voir Amazon préférer faire rouler des camions vides pour rentabiliser des opérations en Pologne, des états subventionner les camions et pénaliser le rail (en évacuant la structure de la fiscalité routière et ferroviaire, ainsi que les tarifs d’usage des infrastructures) quand d’autres seraient vertueux comme le Suisse …

Et dans ce monde schématisé, toute évolution ne pourrait passer que par l’électricité – y compris pour les poids lourds – sans jamais se poser la question du bilan carbone de celle-ci lorsqu’elle est produite en Allemagne ou en Pologne.

Pourquoi ne pas, par exemple, s’intéresser aux émissions de CO2 ? Sait-on qu’en Allemagne la production d‘énergie électrique et gazière se traduit par une émission de plus de 3800 kg de CO2 par habitant contre 476 en France et que la Suisse est un paradis de l’hydroélectricité ? Sait-on que le secteur des transports et de la logistique émet, par habitant, presque autant de CO2 en Suisse qu’en Allemagne, et 50 % plus qu’en France (même si, pays de transit, les émissions routières sont très importantes en France) ? Le plus intéressant serait de comprendre pourquoi …

La réflexion sur la réalité des transports, leurs conditions de production – y compris géographiques – les alternatives possibles (aussi bien à court terme qu’à moyen ou long-terme) au système polluant et carboné actuel n’existe pas en amont de l’émission et a fortiori au cours de celle-ci. Si j’ai apprécié qu’on rappelle l’hétérogénéité ferroviaire face à la standardisation routière, ce qui est en cause est plus généralement l’incapacité de remplacer le protectionnisme technique du rail par une standardisation européenne … ce que, soit dit en passant, tout le monde se fiche, focalisé sur l’inadaptation croissante des transports de voyageurs à la demande du quotidien. Après tout !

Une approche approfondie et distanciée gênerait manifestement un raisonnement qui se résume à la mise en scène de lobbies qui bloqueraient l’évolution vertueuse du système. Avec des impasses extraordinaires sur la réalité des flux et de la capacité opérationnelle des systèmes de transport actuels à faire face à la demande, qui elle, résulte d’autres paramètres, eux-aussi négligés.

Non, il n’existe pas un monde construit de toutes pièces pour faire du storytelling, où de stupides donneurs d’ordre (les chargeurs) construiraient une géographie délirante, dans un espace structuré par la seule influence des lobbies et des subventions massives consenties par les états pour les satisfaire. Non, les constructeurs automobiles et les pétroliers ne font pas les politiques des transports. Non, si déficience politique il y a, ça n’est pas parce qu’on privilégie le mal à la place du bien ! C’est bien parce qu’il y a un problème de compréhension et de stratégie, et que les stratégies, pour l’heure, sont bien faibles ou homéopathiques. Plus simple, plus faciles à « vendre » sans doute. Parce que, franchement, dénigrer à ce point la politique allemande, et parler de subventions au détriment du rail outre-rhin, relève de la fable plus que d’un journalisme honnête. Non, l’Allemagne n’est pas un paradis écologique, pas plus qu’un modèle absolu en matière de transports ; mais ne parlons pas d’enfer sans savoir construire le chemin du paradis. Quant à la Suisse, n’en faisons pas un modèle, mais juste un exemple à étudier, sans faire comme si la géographie (y compris physique) et ses flux obsédants n’existaient pas.

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