Tribunes

Dérive fiscale

Par Patrice Salini, économiste des transports

J’avais exposé dans ma dernière tribune les interrogations que pouvait susciter l’évolution de la fiscalité. L’augmentation progressive du poids de la « fiscalité d’usage », transformant le contribuable en client, vient, sous couvert de transition écologique, modifier petit à petit la forme même de l’impôt. L’une des caractéristiques premières de la taxation des carburants est de toucher d’une part le consommateur final, au premier rang desquels les habitants des périphéries urbaines et du monde rural, et de l’autre l’un des maillons essentiels de la logistique nationale : le transport routier.

Rappelons ici le principe de ces taxations d’usage : il s’agit d’orienter le choix des acteurs économiques par ce qu’on appelle un « signal prix », ce qui suppose une élasticité du comportement aux prix précisément, et consécutivement un report sur d’autres consommations, ou simplement une baisse de la consommation initiale. À plus long terme, on compte sur une modification de l’offre sur le marché (nouveaux véhicules, nouveaux modes de transport). Mais les transports ne sont pas un marché ordinaire : l’offre est une composition complexe qui prend du temps à évoluer et requiert des investissements massifs.

Reste que l’augmentation de la fiscalité sur les carburants devrait répondre à la logique prévue par l’article 1 de (LOI n° 2015-992 du 17 août 2015 relative à la transition énergétique pour la croissance verte, qui prévoit de « Procéder à un élargissement progressif de la part carbone, assise sur le contenu en carbone fossile, dans les taxes intérieures de consommation sur les énergies, dans la perspective d’une division par quatre des émissions de gaz à effet de serre, cette augmentation étant compensée, à due concurrence, par un allègement de la fiscalité pesant sur d’autres produits, travaux ou revenus ». Autrement dit l’alourdissement fiscal doit être compensé, ce qui est complexe.

En effet, s’agissant d’accises le consommateur final en supporte deux fois (ou trois fois s’il prend aussi le bus) l’incidence, une première en tant qu’acheteur direct de carburants (le plein), mais aussi en achetant n’importe quel produit dans un commerce ou en ligne. Ce mécanisme en rend la compensation plus complexe.

L’incidence financière d’une majoration de la taxation des hydrocarbures de 6,5 milliards € en deux années n’est pas anecdotique. Elle aura des conséquences mécaniques, dont on peut craindre la nature à court terme en raison de l’absence d’offre crédible de substitution pour les passagers comme pour le fret. Ces effets pèsent alors sur le pouvoir d’achat des ménages et sur leur mode de vie. On cherche alors en vain les compensations prévues par la loi de 2015.

Quel est l’effet des budgets de 2018 et 2020 ?

Selon les calculs de l’OFCE, l’impact de la seule augmentation de la fiscalité dite écologique serait de 3,7 milliards € en 2018 et de 2,8 en 2019, soit un total de 6,5 milliards € de fiscalité supplémentaire. Bien entendu une analyse approfondie propre aux transports devrait être menée, pour éclairer, voire relativiser ce chiffre.

Que peut-on mettre « en face » ou plutôt à côté ?

L’analyse des données et leur recomposition sont intéressantes. En premier lieu le calendrier fiscal et social a, on le sait, touché directement le revenu disponible des ménages (et singulièrement des retraités) au premier semestre de l’année 2018.

Mais si on examine l’ensemble de l’année, on constate que si l’amélioration des prestations sociales représente environ 1 milliard €, l’essentiel des grandes masses concerne l’impôt sur la capital (flat tax et ISF) pour un allègement de 4,8 milliards €, alors que les taxes sur la consommation (tabac et carburants) augmentent de 5,2 milliards. Au bout de deux années, on aurait une augmentation globale des accises de 8,7 milliards €, une baisse des impôts sur le capital de 5,1 milliards €, et une baisse des impôts et taxes touchant le revenu et l’habitation de 6,3 milliards €. On a donc bien un transfert direct de plus de 2 milliards € sur 2 ans de la masse des contribuables en faveur des plus fortunés.

Or ceci se fait par l’entremise des impôts indirects (le contribuable devient client), et d’une fiscalité favorable au capital qui perd une grande partie de sa progressivité.

Et c’est bien là le double problème actuel : l’impôt-tarif est mal supporté si le contribuable client n’a pas de choix, et l’impôt redistributif devient injuste lorsqu’il ne redistribue plus. Chercher dès lors de nouvelles ressources en taxant la consommation à tout prix revient alors à déséquilibrer un peu plus le système. Le transport routier se trouve aujourd’hui au beau milieu de ce déséquilibre nouveau, comme son vecteur involontaire sommé d’accepter un nouvel impôt-tarif, et messager auprès de ses clients de hausses à venir. On comprend d’autant plus son émoi que l’ombre d’une stratégie de transition et de « compensation » n’apparaisse. De vertueux, l’impôt écologique peut ainsi prendre l’atour d’une curieuse punition.

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